Litige et médiation
Publié par Stéphane Chatigny - 21 février 2025
Par Me Stéphane Chatigny, associé, en collaboration avec Mila Mailhot, étudiante en droit
Dans une décision récente, rendue en septembre 2024[1], le Tribunal administratif du travail rappelle les limites du pouvoir de gérance de l’employeur, tenté de congédier un(e) salarié(e) visé(e) par une accusation criminelle ou qui a fait l’objet d’une condamnation criminelle.
Contexte : Le plaignant, employé chez INDEED CANADA CORP. depuis décembre 2018 en vertu d’un contrat de travail à durée indéterminée, a été congédié en janvier 2023, après que son employeur a découvert des jugements civils le condamnant à payer une somme de près d’un million de dollars, pour fraude.
L’employeur justifie le congédiement par l’incompatibilité de ces jugements avec la mission et les valeurs de l’entreprise.
Le plaignant allègue que le véritable motif de son congédiement est plutôt lié à des accusations criminelles de fraude portées contre lui en novembre 2022, et invoque la protection de l’article 18.2 de la Charte des droits et libertés de la personne[2], qui interdit de congédier un employé en raison d’accusations criminelles sans lien avec l’emploi.
18.2. Nul ne peut congédier, refuser d’embaucher ou autrement pénaliser dans le cadre de son emploi une personne du seul fait qu’elle a été déclarée coupable d’une infraction pénale ou criminelle, si cette infraction n’a aucun lien avec l’emploi ou si cette personne en a obtenu le pardon.
Alléguant avoir été congédié sans cause juste et suffisante, le plaignant dépose une plainte en vertu de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail[3], puisqu’il n’est pas un cadre supérieur et qu’il justifie d’au moins deux ans de service continu chez l’employeur.
Questions à trancher par le Tribunal :
- L’employeur a-t-il prouvé une faute grave justifiant le congédiement?
- Le motif réel du congédiement est-il lié aux jugements civils ou aux accusations criminelles?
- Existe-t-il un lien objectif entre les accusations criminelles et l’emploi du plaignant?
- Le plaignant avait-il l’obligation de divulguer les poursuites civiles et les accusations criminelles à son employeur?
- La réintégration du plaignant doit-elle être ordonnée?
Décision du Tribunal :
Motif réel du congédiement : Le Tribunal conclut que les accusations criminelles ont joué un rôle central dans la décision de congédiement. Bien que l’employeur affirme que les jugements civils sont la cause, la preuve montre que l’enquête et la décision de congédiement ont été déclenchées par les accusations criminelles. Ainsi, le plaignant bénéficie de la protection de l’article 18.2 de la Charte.
Cet article protège le/la salarié(e) condamné(e) qui a obtenu un pardon ou dont l’infraction commise n’est pas liée à l’emploi, contre les stigmates sociaux « injustifiés » découlant d’une déclaration de culpabilité antérieure.
Lien entre les accusations criminelles et l’emploi : La Juge Geneviève Drapeau évoque un courant jurisprudentiel majoritaire qui applique la protection prévue à l’article 18.2 de la Charte non seulement à une personne déclarée coupable d’une infraction criminelle, mais l’étend également à celle qui est accusée et en attente de subir un procès.
Celui ou celle qui invoque cette protection légale doit établir :1) qu’il/elle a des antécédents judiciaires ou qu’il/elle est visé(e) par une accusation criminelle; 2) qu’il/elle a subi des représailles en emploi; et, 3) que ses antécédents judiciaires sont le motif réel ou la cause véritable du congédiement.
Lorsque les trois conditions sont remplies, l’employeur a le fardeau de démontrer l’existence d’un lien entre ces accusations et la nature de l’emploi occupé par le/la plaignant(e).
Dans cette affaire, le Tribunal a estimé que l’employeur n’a démontré aucun lien rationnel et objectif, entre les accusations de fraude immobilière et les fonctions du plaignant, qui consistaient principalement à développer la clientèle et à encadrer une équipe dans le domaine du recrutement. Les craintes de l’employeur concernant l’image de l’entreprise étaient hypothétiques et non étayées par des preuves concrètes.
En l’absence de ce lien objectif et rationnel, il serait même illégal pour un employeur de refuser d’embaucher un candidat uniquement ou essentiellement en raison d’accusations (pendantes ou non) ou de condamnations criminelles ou de jugements civils passés.
Obligation de divulgation : Le Tribunal rejette l’argument de l’employeur selon lequel le plaignant aurait dû divulguer les poursuites civiles et les accusations criminelles. Les poursuites civiles concernaient sa vie privée et n’avaient aucun lien avec son emploi. De plus, le plaignant avait le droit à la présomption d’innocence concernant les accusations criminelles.
Réintégration : Le Tribunal ordonne la réintégration du plaignant, car l’employeur n’a démontré aucune circonstance exceptionnelle rendant la réintégration impossible. La rupture du lien de confiance alléguée par l’employeur n’est pas suffisamment étayée par la preuve produite.
Conclusion : Le Tribunal juge que le congédiement du plaignant a été fait sans cause juste et suffisante, au sens de l’article 124 de la Loi sur les normes du travail, puisque l’employeur n’a prouvé aucune faute d’une gravité telle, qu’elle aurait justifié un congédiement sans gradation préalable des sanctions, ni de lien objectif entre les accusations criminelles et l’emploi du plaignant. La protection de l’article 18.2 de la Charte s’applique, et le plaignant n’avait pas l’obligation de divulguer les poursuites civiles ou les accusations criminelles.
Le présent texte ne représente qu’un survol des questions juridiques présentées et ne constitue aucunement une opinion juridique en soi ni ne remplace une consultation avec un professionnel du droit, chaque dossier devant être analysé à la lumière des faits qui lui sont propres. N’hésitez pas à contacter notre cabinet de professionnels situé sur la Rive-Sud, à Longueuil.
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[1] Niphakis c. Indeed Canada Corp., 2024 QCTAT 3315;
[2] LRQ, c. C-12;
[3] RLRQ, c. N-1.1.;